(Se) reconstruire ailleurs et autrement en centre Bretagne

Illustration : L&M

Isabelle, comment et pourquoi es-tu arrivée en centre Bretagne ? Qu’est-ce que tu as laissé derrière toi ? 

Fin août 2016, lors des journées d’été d’Europe Ecologie Les Verts qui avaient lieu à Lorient cette année-là, je me souviens parfaitement des émotions que j’ai ressenti lorsque Yvette Clément, maire de Trémargat, a décrit la vie dans sa commune. Dans ce petit village costarmoricain du centre Bretagne, les maires ne restent pas en poste pendant 20 ans ou plus : un seul mandat et puis c’est tout ! Par contre, anciens et nouveaux élus s’entraident au sein du conseil municipal. La commune a également décidé depuis bien longtemps de racheter les terres agricoles pour pouvoir les louer à des agriculteurs ou éleveurs s’installant en bio. L’épicerie et le café-gîte fonctionnent sur le mode associatif. C’est d’ailleurs dans le café-gîte “La Pépie” que nous nous sommes retrouvés, mon compagnon et moi, quelques mois plus tard pour une réunion co-organisée avec le parti pirate breton. Nous sommes immédiatement tombés sous le charme de cette région que nous ne connaissions pas, vallonnée et boisée, sans agriculture intensive mais remplie de yourtes, de maisons en bois et d’habitants déterminés à vivre sur un autre rythme que celui imposé par le modèle capitaliste. 

J’étais encore députée du Calvados à cette époque-là. Et je me représentais pour un 2ème et dernier mandat, tout en me posant des tas de questions sur, entre autres, mon utilité à l’Assemblée nationale et la notion même de démocratie représentative. Quelques mois plus tard, la vague “macronniste” des élections législatives, a accéléré mes réflexions sur la suite de ma vie professionnelle. Est-ce que je pouvais rester dans la ville où j’avais été élue ? J’avais de nombreux ami.e.s en Normandie mais beaucoup d’ennemis aussi. Croiser les visages de ceux qui se réjouissent de votre échec quand vous allez acheter votre pain le matin, ce n’est pas spécialement agréable. 

Depuis de nombreuses années, mon compagnon et moi étions amoureux de la Bretagne et notre court passage à Trémargat nous avait laissé une forte envie d’y retourner. Alors, en novembre 2017, nous avons démarré notre tour de Bretagne, à partir de Trémargat, pour mieux connaître cette région et décider de l’endroit où nous poserions définitivement nos valises. Ce qui est amusant c’est que nous avons découvert des tas d’endroits magnifiques et militants, avons visité des maisons dans le Finistère, le Morbihan et l’ille et Vilaine et finalement nous nous sommes installés à 12 km de notre point de départ, Trémargat, dans ce centre Bretagne, méconnu des touristes mais qui nous ressemble tant.  

Café associatif de Trémargat
Photo : Isabelle Attard

Tu as été élue, qu’est-ce que cette fonction t’a apporté ?

Lorsque j’arrive à l’Assemblée nationale en juin 2012, je suis extrêmement intimidée à l’avance par les personnalités que je vais y croiser : ex- ministres, ténors du perchoir, toutes et tous ultra médiatisé.e.s. Le syndrome de l’imposteur me pèse et je ne sais pas si je serai “à la hauteur” des responsabilités qui sont dorénavant les miennes. Au fur et à mesure des semaines, ces hommes et ces femmes politiques tant admiré.e.s tombent de leur piédestal les un.e.s après les autres. Leurs absences lors des débats importants sont proportionnelles à leur omniprésence face aux micros des journalistes de la salle des 4 colonnes. Je suis particulièrement choquée par le mépris avec lequel ces personnes s’adressent à leurs collaborateurs ou au personnel de l’assemblée. L’assemblée est bien un palais, Bourbon, avec sa cour, ses princes, son faste et ses codes. Les codes, je les ai rapidement compris.  Mais je n’ai voulu ni les appliquer ni me faire avaler par cette machine qui vous fait devenir rapidement aussi méprisante et hautaine que les autres. Les cinq années de mandat m’ont aidé à me débarrasser en grande partie du syndrome de l’imposteur que je traînais depuis l’adolescence. J’ai des restes parfois mais ce n’est rien par rapport à ma vie d’avant l’Assemblée. J’ai davantage confiance en moi, c’est une certitude. Face à une situation délicate je me sens en capacité d’y faire face au lieu de fuir. Gagner en assurance et en courage est certainement un des trois points positifs que m’a apporté ce mandat. 

Le deuxième est la richesse des rencontres. Quel que soit le métier que j’ai exercé dans le tourisme et la culture, mes meilleurs et plus puissants souvenirs sont les rencontres avec des gens que j’ai aimé écouter, regarder, qui m’ont transmis leur passion ou bien émus. Comme le jour où Isao Takahata s’est mis à chanter “En sortant de l’école” alors que nous visitions la maison de Jacques Prévert à Omonville-la-Petite, lui qui parlait parfaitement français mais qui n’osait pas dire un mot, de peur de faire une faute… Pendant le mandat de députée j’ai pu démultiplier les occasions de rencontrer des personnes différentes, passionnantes, partout dans le monde et je sais que ces souvenirs-là, personne ne pourra jamais me les enlever.  

Ce n’est pas pour autant que je souhaite revenir à la vie d’élue car, et c’est le troisième et dernier apport positif du mandat, ces cinq années ont accéléré la prise de conscience que cette démocratie représentative n’est pas la démocratie. Être confrontée aux dysfonctionnements de nos institutions, aux dérives autoritaires, aux violences policières et aux insultes dans l’hémicycle m’a fait grandir politiquement plus vite que je ne l’avais imaginé et c’est à travers la lecture des textes anarchistes que j’ai retrouvé mon âme. Je ne sais pas si j’aurais opéré cette mue intellectuelle aussi rapidement et aussi radicalement si je n’étais pas passée par les bancs de l’Assemblée.

Je ressens également une profonde gêne quand je repense aux propos que j’ai pu tenir il y a maintenant presque dix ans. Quand je me suis présentée aux législatives, je disais souvent que je souhaitais être élue pour “parler pour ceux qui ne le peuvent pas”. Cette phrase se conçoit dans les principes d’élire des “représentants” mais aujourd’hui je trouve cette attitude très prétentieuse. Cela rejoint la fascination que l’on ressent pour les super-héros : des gens qui nous sauvent du mal, des méchants, qui rendent la justice et que nous regardons avec admiration et envie, nous, humbles petits vermisseaux. Nos représentant.e.s élu.e.s sont perçu.e.s comme des êtres dotés de super-pouvoirs puisqu’ils et elles sont censé.e.s vous trouver une place en crèche pour votre enfant ou faire passer votre dossier en haut de la pile des urgences à la CAF… Ce n’est pas le rôle d’une députée mais cela s’appelle le clientélisme et la démagogie, et cela permet d’être réélu.e aux échéances électorales suivantes. 

Face à toutes ces attentes de la part de vos concitoyens, il était très délicat, et parfois impossible, d’expliquer qu’une députée ne doit pas empiéter sur les missions des travailleurs sociaux. D’ailleurs la disparition programmée des services publics ne fait qu’augmenter la liste des personnes sollicitant les élus pour résoudre leurs problèmes. Et les élus voient dans la résolution de ces problèmes de la vie quotidienne une façon de se rendre indispensable et de passer pour un super-héros. 

Je me suis mise à rêver d’une vie sans ses sollicitations mal placées, sans démagogie ni clientélisme, où les personnes adultes et émancipées qui vous entourent parlent pour elles-mêmes sans avoir besoin de représentants. 

Rompre avec le mandat et son lieu d’exercice c’est alors retrouver une place dans le monde et non être au-dessus ? 

C’est exactement ça. Je souhaitais des relations humaines basées sur un rapport d’égale à égale, et que l’on ne me regarde ni comme une super-héroïne ni comme une traître à la Nation. Les rapports de pouvoir et de domination induits par le fait d’être “élue” perturbent les relations entre êtres humains et pour retrouver une “juste” place il fallait rompre à la fois avec le mandat et avec le lieu où je l’exerçais.

D’un point de vue biologique et malgré les conseils de ma coach qui me disait de ralentir et de dormir plus, j’étais entraînée dans un rythme de vie, et une fuite en avant, épuisants pour mes proches et à la longue pour moi-même sans que je ne m’en rende compte. Mon corps également me disait de ralentir mais je ne l’écoutais pas plus, jusqu’à ce que l’hyperthyroïdie m’arrête net. Je devais urgemment retrouver une vie calme, basée sur des rapports aux autres, et au travail, plus sains. 

Retrouver un rythme normal passe-t-il par un ralentissement dans un lieu précis ? Et qu’est-ce qu’on fait après une vie de député (une vie folle) ?

Les allers-retours à Paris, les nuits dans l’hémicycle, les réunions en circonscription, les réceptions etc. Cela peut paraître exaltant au début mais ce n’est effectivement pas ce que j’appelle un rythme “normal”. Moralement, la dernière année, je m’effondrais tous les vendredis soirs car je n’étais plus apte à entendre les gens me confier leurs souffrances et je ployais sous le nombre. Je pense aujourd’hui qu’on peut s’aider différemment les uns les autres. Je vois se multiplier les chantiers participatifs dans notre région et ça fait du bien de savoir qu’en cas d’urgence on peut faire appel à une bande d’ami·e·s pour construire un abri ou apprendre la construction d’un mur en chaux-chanvre. Je suis bien consciente que cette entraide se développe partout et n’est pas propre à une seule région mais je suis heureuse de le constater de manière aussi forte dans le centre Bretagne.

Le ralentissement passe aussi par une adéquation entre les revenus et les besoins. J’ai aujourd’hui le plus petit salaire de ma vie mais c’est un choix. En habitant à la campagne je ne suis pas sollicitée par la publicité, les vitrines et la société de consommation de manière générale. Le besoin de décroissance est le moteur de notre vie. Le besoin de s’éloigner de toutes les formes de pollution également. Nous cultivons notre potager et avons agrandi le verger cet hiver. A l’intérieur nous limitons le plus possible le recours à l’électricité et le poêle bouilleur chauffe toute la maison. Nous vivons au rythme du temps qu’il fait et des saisons et ce rythme, complètement nouveau pour moi, me convient parfaitement. Cela me permet de satisfaire les besoins primaires de la pyramide de Maslow : un toit, de la chaleur, de la nourriture. 

Du côté professionnel aussi j’ai opéré une mue décroissante. Dans notre société valorisant l’évolution de carrière et les promotions, lorsque vous êtes directrice de musée, il est bien vu de changer de poste régulièrement pour diriger des établissements de plus en plus “gros”. J’ai fait le choix inverse et aujourd’hui je suis très heureuse d’être dans un musée associatif au sein d’une petite équipe de 4 personnes. Tout n’est pas idyllique dans le monde associatif mais j’apprécie de pouvoir mettre en pratique un mode de fonctionnement proche de celui d’une scop : horizontalité, partage des tâches, prises de décisions en commun, élaboration collective du planning etc. 

Le musée de l’école de Bothoa est une ancienne école rurale des années 30. En plus d’expliquer aux plus jeunes comment était rythmée une journée d’école au temps de leur arrière-arrière-grands-parents, j’aime particulièrement plonger les visiteurs dans ce monde de l’entre-deux-guerres quand le plastique et l’électroménager n’avaient pas envahi nos maisons. Expliquer comment se passer de réfrigérateur et de four micro-onde, de toilettes avec chasse d’eau me permet de parler du futur et d’écologie tout en insistant sur ce ralentissement du rythme de vie dont je parlais. Je sens que les adultes sont réceptifs et j’espère qu’ils se posent encore davantage de questions une fois la visite terminée. C’est ma façon de faire de la pédagogie et de me sentir utile.

École de Bothoa construite en 1931
Photo : Isabelle Attard

Ton engagement a évolué, comment passe-t-on d’un mandat à l’anarchie ? Ton combat pour l’écologie mais aussi l’émancipation collective comment se traduit-elle aujourd’hui ? 

On pourrait assimiler ce changement professionnel à un renoncement politique mais c’est tout le contraire. Passer d’un mandat d’élue à la philosophie anarchiste équivaut à ce qu’Albert Thierry définit comme le refus de parvenir. Je n’ai rien à prouver et je n’attends la reconnaissance de personne. Je fais ce que j’aime faire : parler, expliquer, transmettre l’anarchie. 

Je parlais de pédagogie au musée et c’est à mes yeux une forme de militantisme car les messages qu’on peut faire passer sont multiples, autant que les questionnements sur notre monde actuel. Aujourd’hui je ne côtoie plus l’univers de la politique politicienne et si je croise les membres des partis, c’est uniquement de loin. Bien que cela puisse sembler bizarre, j’ai la sensation de faire bien plus de politique qu’avant. Les associations militantes sont nombreuses, que ce soient les groupes se revendiquant éco-féministes, les membres des épiceries solidaires ou des lieux de partage de savoirs. Tous sont concernés par la lutte contre le monde capitaliste et sa société de consommation. 

Comme les lieux de discussions politiques se réduisent comme peau de chagrin à cause de la frilosité des élus, de la confusion entretenue entre radicalisme et extrémisme, et des consignes sanitaires, on en revient progressivement aux réunions chez les un·e·s et les autres et à une forme de repli apparent du militantisme politique. Mais ça ne signifie pas qu’il a disparu. Je pense juste qu’il est moins visible et c’est tant mieux car à l’heure des drones et de la surveillance de masse, il vaut mieux être prudent·e. Mon compagnon et moi avons arrêté toutes activités sur les réseaux sociaux, cela participe de cette même nécessité de prudence.  

La prudence est d’ailleurs contrainte par une certaine actualité politique (confinement, couvre-feu, violence policière etc.), quelles émotions et sentiments te viennent dans ce contexte politique liberticide ?

Je me dis surtout qu’il n’y a pas à proprement parler d’actualité politique. Il y a une suite logique de lois anti-sociales (chômage, retraites) prises rapidement et aisément pendant que le pays est sous le choc émotionnel d’une pandémie. C’est la stratégie du choc décrite par Naomi Klein. Le 1er confinement a eu cependant des effets positifs aux yeux de l’anarchiste que je suis devenue. J’ai eu la sensation que nous vivions dans la bande dessinée de Gébé : “l’an 01 : on arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste”. Ce temps donné à une grande partie de la population (malheureusement pas à tou·te·s) a été précieux pour réfléchir à la “valeur travail”, à la notion de “travail essentiel” ou pas, aux rythmes de vie également face à ce ralentissement obligatoire. Je suis convaincue que c’est la raison pour laquelle notre gouvernement se refuse aujourd’hui à reconfiner largement le pays : si on se pose, on lit, on réfléchit et on questionne potentiellement la logique du modèle capitaliste… ce serait trop subversif et dangereux pour nos gouvernants !

Les couvre-feux, et les amendes élevées qui découlent de leurs violations, m’ont semblé, par contre, être de lourds éteignoirs de dynamiques militantes. La période hivernale qui incite davantage à l’hibernation y est peut-être aussi pour quelque chose. Je ne sais pas si nous nous sommes collectivement replié·e·s sur nous -mêmes mais en tout cas les multiples prolongations de l’état d’urgence sanitaire et les innombrables interventions télévisuelles du président et des membres du gouvernement m’ont paru totalement démoralisantes et infantilisantes. Tout comme la fermeture des lieux culturels et des universités, lieux de questionnements et de réflexions par excellence. Nous sommes dans un monde où il ne faut surtout pas penser et le célèbre, et non moins abrutissant,  “métro boulot dodo” pourrait résumer l’objectif de notre gouvernement. Ce monde mortifère ne m’intéresse pas et je souhaite qu’il disparaisse, qu’il s’effondre le plus rapidement possible. 

Pour lutter contre les éteignoirs gouvernementaux, rien de tel que l’éducation populaire politique, le partage d’imaginaires communs, la solidarité et l’entraide, la politique au sens noble car malgré la morosité actuelle, ce sont les seules actions qui me redonnent de l’espoir.   

Comment continue-t-on de lutter aujourd’hui ? Quelles sont les ressources et les besoins dont nous avons besoin ?

Face à la volonté étatique de tuer dans l’œuf toutes les potentielles critiques envers nos sociétés capitalistes et thermo-industrielles, on observe deux stratégies différentes : demander, espérer une prise de conscience des gouvernants ou un changement de majorité ou bien faire sans attendre. Aujourd’hui je suis clairement dans la 2ème attitude. Mon compagnon et moi avons besoin de participer à la création d’une dérivation du modèle économique actuel. Se battre frontalement contre le capitalisme ne nous semble ni réaliste ni constructif. Par contre, rejoindre celles et ceux qui ont décidé de vivre différemment, créer ensemble un autre imaginaire, d’autres rapports humains et d’autres rapports avec la nature me motive et me redonne la pêche ! Si nous sommes nombreu·ses·x à faire de même, si ce que nous vivons est plus joyeux, alors d’autres nous rejoindront. Il y a un court métrage de 2016 qui illustre parfaitement cette idée de dérivation : “jeu de société” du studio “les parasites”. 

En plus du besoin de construire cette dérivation, je pense qu’il faut faire très attention à certaines tentations ou tendances qui insidieusement affaiblissent notre capacité à réfléchir. Le complotisme par exemple se glisse dans nos conversations car il fournit des explications faciles. Si on y ajoute le lavage de cerveau addictif des réseaux sociaux on aboutit au combo idéal qui empêche tout débat d’idées. Une autre tentation est celle de la violence. C’est ce que le gouvernement attend afin de discréditer nos revendications anarchistes. Je n’ai pas envie de lui faire un tel cadeau. Par contre, se défendre des groupes fascistes, des violences policières est un autre sujet. On utilise souvent la citation d’Isaac Asimov, extraite de son livre Fondation, : “la violence est le dernier refuge de l’incompétence” pour discréditer toutes actions un tant soit peu violente, mais on ne cite que trop rarement la suite “Mais je n’ai certainement pas l’intention de déployer un tapis sous les pas des envahisseurs ni de leur cirer les bottes.” C’est la différence entre attaquer et se défendre contre les oppressions, c’est refuser d’obéir !

Je pense que pour ne pas tomber dans ces écueils, la seule solution est de parler, d’écrire, d’expliquer. Si j’’en reviens toujours et encore à la pédagogie c’est parce qu’elle seule me paraît capable de développer l’esprit critique et donc l’émancipation de chacun.e. 

Photo : Isabelle Attard

Quels sont tes combats et la façon de les mener ? 

Mes combats sont toujours les mêmes : contre les privations de libertés, contre toutes les formes de dominations, contre ceux qui nous endorment en nous parlant de futures réformes. La différence majeure avec la période où j’étais députée c’est qu’au lieu d’imaginer pouvoir changer les lois de l’intérieur des institutions, j’ai enfin compris qu’elles ne changeraient pas. Je ne pense pas non plus que les manifestations fassent changer le système. Elles sont utiles pour se retrouver, se compter, se redonner du courage mais il ne faut pas en attendre davantage. Je crois par contre au pouvoir de cette dérivation dont j’ai parlé précédemment. Ne jamais s’habituer à l’intolérable. Continuer inlassablement à parler, à parler du passé qui explique le présent, ce passé qui donne des pistes pour l’avenir comme ces anarchistes des collectivités d’Aragon en 1936. Il ne faut pas oublier les réussites du passé et celles des régions lointaines dont on ne parle jamais dans les médias : Rojava et Chiapas. Les femmes de ces deux régions montrent l’exemple en tentant de mettre fin au patriarcat et à chaque fois que je parle de leurs actions je suis très émue. Elles se battent contre toutes les formes de dominations et je ressens pour elles une profonde admiration. Et si je tiens tant à relayer leurs actes, c’est qu’ en plus de nous donner de l’espoir, nous pouvons aussi nous en inspirer.

J’essaie aussi de propager les bienfaits de l’auto gestion en reprenant des exemples actuels : les coopératives, les quartiers autogérés en Grèce ou aux États-Unis, la prise en charge des plus précaires par des associations et des collectifs pendant le 1er confinement à Dijon ou à Marseille, ou bien encore le regroupement de producteurs locaux pour organiser de la vente directe. Tous ces exemples sont là pour nous rappeler comment agir sans attendre les consignes des pouvoirs publics ou de l’État. Et toutes les occasions sont bonnes pour parler, raconter les expériences d’ailleurs ou d’avant : à l’université, dans les librairies, dans les cercles familiaux ou amicaux, bref, partout.

Il y a donc des victoires à partager !

J’oscille régulièrement entre des moments de déprime et des périodes optimistes, plus nombreuses, car effectivement il y a des victoires. Ma plus grande joie est de voir les femmes crier leur ras le bol des violences sexistes et sexuelles et de constater un changement planétaire à ce sujet. Les viols et la pédocriminalité ne sont plus défendables. Dernièrement j’ai été profondément soulagée qu’une des victimes de Jean-Michel Baylet ose porter plainte et témoigne contre cet homme puissant qui fait régner la terreur dans le sud ouest depuis trop longtemps. Ces femmes qu’on ne peut plus faire taire représente un carcan qui saute enfin. D’ailleurs, en parlant de lutte contre le patriarcat, des groupes de militant.e.s anticapitalistes et féministes préparent dans toute l’Europe l’accueil  d’une délégation de femmes zapatistes cet été et le centre Bretagne n’est pas en reste. C’est l’occasion de discuter entre nous, habitants du Kreiz Breizh au sens large, de ce qu’elles font depuis des décennies au Chiapas et de renforcer nos propres réseaux de résistances et de solidarité. C’est probablement l’événement qui me donne le plus de forces et d’espoirs aujourd’hui, et qui symbolise, avec le printemps qui fait irruption dans le potager et les bourgeons des arbres fruitiers, la naissance d’une nouvelle vie militante. 

Photo : Isabelle Attard

Isabelle Attard  

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