Un espace de liberté pour une désobéissance de la pensée

Cri Sauvages

 

Pas la peine d’en faire un énième inventaire, ni de sombrer dans la seule colère, le proche avenir des écosystèmes et de l’ensemble des espèces est posé. Pourtant, quiconque a un tant soit peu de scrupule vis-à-vis de l’effondrement du vivant ne peut que constater l’impressionnante inanité des grandes orientations du moment vis-à-vis des à-venirs écologiques pourtant déjà là. L’Empire contre-écologique du capitalisme-monde et les nouvelles biopolitiques institutionnelles perpétuent leurs funestes pratiques de domestication et d’exploitation de toutes les natures, autant que leurs croyances éthérées du salut prométhéen.

Or, dans le registre du « Tout faire pour que rien ne change », les sciences et les techniques occidentales ont historiquement joué un rôle essentiel : imposer la puissance structurante de la pensée dominante, productiviste et consumériste, et ce quels que soient les régimes politiques. Toutefois, bien qu’elles-mêmes fondées sur la rationalité logico-formelle, les sciences de la nature et de la terre ont commencé il y a peu à prendre au sérieux la mesure des catastrophes écologiques, comme en attestent les modélisations et les positions sans appel des rapports officiels vantant une prise de conscience. Il semblerait bien que, par-delà les bureaux d’études et les laboratoires labellisés, nous y trouvons les contours d’un ailleurs.

Et, pour cet ailleurs, dans le champ cette fois-ci des sciences humaines et sociales (SHS), les territoires dits « périphériques » (monde indien de la subalternité, question indigène de l’Amérique latine…) ont ces dernières décennies mis en lumière d’autres ontologies de la nature, autant que mis à nu les logiques de domination socioculturelle et politique. Et pourtant, sous nos latitudes, les sujets d’intérêt et les questionnements de recherche des SHS demeurent souvent encore assez pâles sur les causes de désastres écologiques qui ne datent pourtant pas d’hier.

Certes, depuis maintenant quelques années, l’histoire et l’anthropologie, souvent épaulées par la philosophie, ont connu une mue tout à fait remarquable, que ce soit par l’analyse des structures historiques de la civilisation, ou encore par le dévoilement des ontologies susmentionnées. Mais, il n’en va hélas pas toujours de même pour la géographie,  la sociologie ou encore les sciences politiques. Dépendances organiques aux pouvoirs ou simple conformisme individuel par besoin carriériste de re-connaissance, tout cela conduit à bien des improductivités, ainsi qu’à des gênes de moins en moins dissimulées.

Face au drame de l’écocide engagé, nous considérons en fait comme obscènes les tergiversations et diversions sur les enjeux du moment. Les ergotages disciplinaires ne sont que le signe d’égotismes éculés, et, en ces temps perturbés, des virginités se rachètent sans aucune pudeur (qu’il s’agisse de la fable de l’anthropocène ou d’une pluridisciplinarité qui noie par la pluralité sa propre responsabilité). Cessons d’obéir à l’hégémonie discursive et symbolique des savoirs académiques et des enseignements universitaires de plus en plus abrasifs de l’intelligence collective.

Face au confinement des revues scientifiques et au sensationnalisme bloggé de la « pensée » twittée, un besoin primordial se fait sentir, particulièrement au sein des sphères de la jeune recherche étudiante, doctorante et professionnelle : ré-ensauvager les connaissances des trop fameuses humanités en écologisant radicalement leurs pensées, pour ainsi ne plus s’en laisser conter par les cadres disciplinaires de l’écologie gestionnaire. C’est l’objectif, certes ambitieux mais sincère, de la Revue Sauvages. Accompagner quelques reculs réflexifs et surtout perspectifs dans la complexité éprouvée de la catastrophe avérée.

Toutefois, il convient toutefois d’être au clair non seulement sur la désaliénation visée, mais plus encore sur les conditions de l’autonomie recherchée en vue de pourvoir aux besoins premiers et vitaux de la com-préhension (prendre avec soi).

Ici, loin de la réhabilitation sine die de vestiges et de ruines, loin de prétendre à une quelconque candeur par une mythologie purifiée, nous affirmons que c’est la civilisation thermo-industrielle, digne héritière du mégalocène néolithique, qui est, par les pensées normées et fossilisées des marchands, la barbarie. Cette barbarie est celle qui a l’illimité humain et le trépas écologique comme emblème et fierté, au détriment de l’autonomie politique et de sa multitude, de la diversité écologique et sa magnitude, de nos subjectivités et de leur amplitude.

Dans ce contexte, la Revue souhaite offrir une demeure de pensée, un foyer de réflexion sur un thème devenu plus que vital pour faire non plus masse mais enfin corps avec le vivant : la limite et sa mesure. C’est à de telles altérités et à leurs imaginaires embarqués, émanant de l’écologie radicale ou sociale, de l’écologie relationnelle, populaire ou politique, de l’écologie populaire ou radicale, de l’écologie du faire ou de l’écologie du soi… que la Revue Sauvages propose un foyer. Entre demeure et démesure, il n’y a qu’une lettre, le « s » de notre propre survie. Il peut sembler pédant de l’affirmer mais il est tout de même navrant d’en appeler à de telles évidences sur le point de non-retour à ne pas franchir sous peine de destruction systémique, pleine et entière de toute forme du vivant. L’autodestruction de l’être humain emporte avec elle la vie dans son intégralité.

Il s’agit alors concrètement de créer collectivement un espace de liberté qui revendique la désobéissance de pensée, qui aspire à la saine colère de l’affranchissement voire de la déconstruction, tout ceci dans l’humilité du décentrement, pour ainsi retrouver un peu de justesse et de justice, par la mesure. Pour ce faire, notre média est alors très largement ouvert aux expériences et itinérances qui retissent des liens de confiance, dans le respect de la co-naissance. Très largement dédiée à l’épreuve du litige et de la controverse, la Revue est plus encore un lieu propice au déploiement de positions étalonnées sur l’envergure et la multitude des communs du vivant. Tout ceci par une pluralité de formats, oraux comme écrits, sonores comme imagés, croqués comme chiffrés… pluralité seule à même de faire véritablement droit à la pluralisation des formes politiques de vie et de faire place à une pensée des Sauvages.