Métropole, reine des fourmis

« Avoir du cœur devient un fardeau
Lorsqu’on marche pressé sur les trottoirs
Cours petit homme
Cours petit homme
Continue ta course aux chiffres
Tout en laissant ton esprit en friche
Compte petit homme
Mais quand on aime on ne compte pas
Met le vivant dans des cages
Construit ton monde sur un mirage
Contrôle ce qui vit et respire
Tu as bien des désirs à assouvir
Compte petit homme
Vas-y compte sur tes doigts
Mais quand de ta main j’aurais besoin
Pourrais-je compter sur toi ? »
Kolinga, Petit homme, 2017
Je n’ai jamais su convenablement nager le crawl urbain. J’ai pourtant voulu apprendre, enthousiaste et tâtonnante. J’ai pris un appartement, une carte TCL et un abonnement vélo’v. On m’a attribué une bourse, une carte étudiante, un statut et une légitimité contenante. Ma nouvelle identité en poche, j’ai appris à vouloir ce qu’on me proposait.
En montant dans le bus qui nous emmène à la station de métro, je tente un sourire au chauffeur qui doit penser à autre chose. Je confie quotidiennement ma vie à cet homme dont j’ignore tout et j’apprends à trouver ça normal. Je m’assois dans le sens de la marche, la musique dans les oreilles, machinalement. Mon regard n’en croise aucun autre, pixélisés ou perdus dans le vague. Je regarde défiler les trottoirs sans vraiment les voir. À l’intérieur il ne se passe rien, j’attends, en veille. Au feu rouge j’observe la publicité pour un nouveau parfum placardée sur un abri de bus.
Où est la nouveauté quand tout est continuellement nouveau ? Les mots perdraient-ils tous leurs sens à être ainsi usés, collés sur du Plexiglas ?
Même les fameux « inédit », « original », « unique », « exclusif » dépouillés de toute extravagance, sont devenus interchangeables dans cette course à l’incomparable. Rien ne nous étonne plus à force de chercher à le faire. Je prends conscience de mon incapacité à différencier ce qui m’étonne de ce qui ne m’étonne plus ; car mon étonnement, s’il est isolé, ne suffit plus à me convaincre et l’étonnement général, quasi-unanime, n’a pas besoin de moi.
Je passe les portes de l’École qui s’ouvrent au contact de ma carte étudiante et j’entends au fond de moi un écho satisfait qui se congratule de cet accès réservé. Durant de longs mois, la quasi-totalité de notre temps est employée à ingérer une innombrable quantité d’informations ; ce qui pousse toujours plus loin le désir de reconnaissance. En passant ces portes, c’est comme si nous passions également un contrat, tacite ou formel, qui nous garantit l’estime et la fierté en échange de notre attention toute entière. Et à chaque note, chaque rendu, chaque commentaire on se surprend à attendre que cette promesse soit tenue. Ma propre estime personnelle avait fini par dépendre de ces égards tant ma vie s’était vidée de toute autre préoccupation majeure.
Et j’ai bien cru que j’allais aimer ça, la grisante et confortable sensation de faire partie de quelque chose de grand, d’enviable et de pourtant si facile. Non pas qu’il soit aisé d’assister, ou même simplement d’accéder, à des cours, d’acquérir des compétences et de réussir des examens mais il apparaît en revanche terriblement facile de se laisser persuader que se faisant, nous obéissons nécessairement à de grands principes salutaires. Nous endossons, de bon gré, le rôle que l’on nous attribue, oubliant de nous déranger dans notre for intérieur pour confronter ces impératifs au bon sens de la vie qui nous anime. Puisqu’ils le disent, il suffit d’y croire. Il a été réconfortant de faire miennes les assertions qui me situaient au coeur d’un brillant parcours pavé de mérites et de certitudes.
La considération et le bon droit ne s’achètent-ils pas avec des ECTS ?
En bénéficiant régulièrement de vacances scolaire, déconnectées dans ma famille à la campagne, j’ai trouvé néanmoins un peu de temps pour semer de nouvelles graines dans mon esprit et pour arroser celles qui j’avais laissées en friches en partant. J’affermis ainsi mes préoccupations effondristes et ma position altermondialiste. Tant et si bien que j’ai fini par me sentir écartelée entre ces deux modes de vie. D’un côté une étudiante citadine assurant son avenir en passant ses soirées à traduire, commenter et ficher et de l’autre une jeune militante écolo s’épanouissant dans des lieux alternatifs au milieu de nulle part. Pour apaiser mon trouble, j’ai fait le pari de conjuguer les deux, n’étant pas prête à faire le deuil de ce que je croyais être l’unique forme de « réussite sociale ».
Je prends donc le parti de devenir, pardonnez-moi l’usage presque insultant d’un tel oxymore, une « éco-citadine ». La mode est au préfixe. Ce petit éco-tout qui illustre superbement à quel point nous nous efforçons d’appliquer soigneusement des pansements sur notre conscience, dès lors censée nous permettre de supporter l’intolérable. Avec une impression de grand changement, on « bouleverse » nos habitudes : on mange végétarien, on achète du bio, du vrac, on économise et on recycle tout ce qui peut l’être. Et la ville se prête au jeu en mettant à disposition tous les pansements nécessaires à contenir l’hémorragie des prises de conscience. Elle fait mine de faire des compromis et nous susurre des paroles réconfortantes. Et nous continuons de lui laisser tirer nos ficelles, nous divertir, nous acheter et nous utiliser à son avantage pour nourrir son insatiable appétit. L’aliénation ne se reconnaît plus elle-même, on a la sensation d’aller à contre-courant, d’être « quelqu’un de bien » et « qui fait attention ». Je change même de master, délaissant les études hispanophones je me lance dans la sociogéographie : « Nouveaux modes de vie et espaces de la ville contemporaine. » Un point de plus pour le développement durable, encore un bel oxymore.
Malgré tous mes efforts, je me trouve de plus en plus souvent frappée par des crises de vertige urbain, bouleversée momentanément par la réalité toute crue. Sortant par exemple de la bouche du métro, spectatrice de l’affolement de tous les travailleurs se croyant irrémédiablement pressés alors qu’il suffirait qu’une menace, plus grande encore que leur retard, plane sur eux pour qu’ils se rendent compte de l’absurdité de la situation.

Ou encore sujette à une sévère sensation de décalage, lors d’un cours vantant les mérites passionnés de travaux de recherche sur un aspect spécifique d’une sousdiscipline. J’observe s’immiscer en moi une colère incontrôlable. Ce sentiment, partagé par bon nombre de mes camarades, d’être à côté de la plaque, désabusé.es, ne nous laisse plus nous rendormir tout à fait et nous nous observons participer au non-sens omniprésent, pris.es à partie par les criantes suffocations du vivant.
Lorsque l’on prend conscience de la facilité avec laquelle on s’est endormi·e on ne peut s’empêcher de ressentir une forme d’imposture, une passivité traître et douloureuse. Ce moment où l’on se rend compte avec sursaut que l’on ne désire plus ce que l’on devrait. La culpabilité s’immisce dans ce sentiment, construite et apprise à grands renforts de « tout pour être heureux.se » et de « que demander de plus ? ». On se surprend, bizarre et anormal·e, ingrat·e et insatisfait·e à l’idée de « réussir ». Réussir, du latin exire, a donc la même étymologie que « issue », « sortir », « ressortir » et ainsi le même sens que « mets un terme à ce carnage avant de te perdre pour de bon ». À quoi espère-t-on échapper en prenant l’issue de la « réussite » ?
J’ai cru qu’apprendre à vivre en ville ce serait apprendre à sourire dans les transports en commun, où rien n’est commun que l’habitacle en tôles, apprendre à faire confiance au grand Tout pour être à l’heure et en sécurité. Mais apprendre à vivre en ville c’est apprendre à se faire déposséder de sa pleine conscience. On vous remonte par quelques tours de clef et on vous regarde traverser sur le passage piéton en confiant votre vie à l’organisation métropolitaine.
La bouffée urbaine délirante a fini par ne plus faire effet du tout et la bascule s’est opérée définitivement dans mon esprit qui avait soif de sens et d’harmonie.
J’ai empoigné l’issue de secours et j’ai respiré un grand bol d’air frais en acceptant d’être pleinement en phase avec mes aspirations, quand bien même ne seraient-elles pas comprises ou socialement valorisables.
Le plus difficile dans la phase « d’extraction » est le moment d’hésitation, de tiraillement entre différentes formes d’engagement. Vers où tourner sa détermination pour ne plus faire le jeu d’un système dominant mortifère ? Un des moyens les plus efficace de m’engager contre cette aliénation organisée a été pour moi l’organisation de mon départ de la ville, lieu d’exacerbation de toutes les pulsions consuméristes, misanthropiques et liberticides déguisées, et de ma formation normalienne, qui reproduit de fait le système social dominant normalisé. Formation qui, aussi passionnante puisse-t-elle être, focalisait exclusivement mon mental ainsi asservi et mon attention sur des réflexions universitaires hors-sol, qui m’éloignaient trop à mon goût de l’authentique expérience de la vie et de la nature profonde du genre humain.
La phase de pour et de contre a duré quelques mois, le temps d’amorcer le processus de deuil vis-à-vis de mon nouveau mode de vie, de mes projections de carrière et de mon image universitairement méritante. Mon choix a été étonnamment accueilli et encouragé par bon nombre de mes camarades, ami·e·s et professeurs, faisant même écho, pour certain·e·s, à leurs aspirations respectives. J’ai eu la chance d’être suivie par mon copain et un ami qui ont rejoint à mes côtés un écolieu naissant au coeur du Périgord en quête d’autonomie locale alimentaire et énergétique. La plupart des « écolieux » fleurissant çà et là dans les zones rurales offrent une incroyable diversité de modes de vie et il revient à chacun de trouver sa place dans la forme de vie qui convient le mieux à ses possibilités, sensibilités et idéaux. Cela ne m’aura coûté que mon diplôme et mon appartement car j’ai bénéficié du soutien de mon entourage et que ma liberté retrouvée m’a permis de trouver sur mon chemin tout ce dont j’ai eu besoin pour apprendre à vivre autrement que selon les normes hégémoniques du système thermo-industriel mondialisé.
J’ai été frappée par la facilité et l’évidence avec laquelle tout se décide et s’enchaîne rapidement quand on comprend que cela ne dépend plus que de soi. On s’endort aisément, puis on se réveille par à-coups progressifs, à mesure que l’on reconnaît, chez soi ou autour de soi, les symptômes épidémiques de l’aliénation au système mondialisé. Mais quand on est réveillé·e c’est pour de bon, vacciné·e par le besoin passionnel de vivre librement une vie spontanée, harmonieuse et symbiotique. Le soulagement que j’ai ressenti en quittant un avenir prétendument enviable est pour moi le signe de la corruption de nos idéaux amalgamés aux objectifs productivistes et consuméristes du système capitaliste mondialisé. Pour ce qui est du reste, j’observe depuis un an déjà, que dans des modes de vie sains, créatifs et solidaires, on dispose de bien plus d’égards, de respect, d’estime de soi, d’autonomie, de reconnaissance, de joie et de liberté que je n’en espérais en me sacrifiant à la méritocratie.

« On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif. »
Marcel Proust, Le côté de Guermantes (1921)
Camille Petrau