Aller au bout de son rêve propre.

Ensauvager nos disciplines scientifiques

Photo : Damien Deville

Il est difficile de trouver sa place en tant que jeune chercheur dans le monde universitaire. Encore plus quand ce chercheur est militant. Damien Deville, à travers son expérience, nous propose une critique des mondes universitaires ainsi que des milieux militants, et surtout de la difficulté d’être un hybride dans un univers de normes et de codes, de cases et de subordinations. Vers un plurivers universitaire ?


Mes premières années de recherche ont été un véritable chemin de croix. Me sentant appartenir à des univers différents, j’ai eu du mal à trouver ma place et à savoir comment naviguer au sein des clivages intellectuels qui caractérisent le monde académique. Attiré dans des directions différentes, j’ai d’abord louvoyé entre deux disciplines scientifiques auxquelles je me sens appartenir mais qui semblent avoir cultivé des sillons différents : l’anthropologie et la géographie. L’anthropologie est arrivée dans ma vie par une invitation au dépassement de soi. Elle est un appel aux voyages et à l’altérité, une fenêtre sur ces peuples d’ici et d’ailleurs dont les régimes de justification dépassent bien souvent l’humain, le visible et les limites de nos propres imaginaires. Etudier l’anthropologie c’est se placer en situation d’humilité ; c’est devenir un nomade de plusieurs mondes allant à la rencontre de la différence et déconstruisant en permanence ses rêves propres. Elle est une invitation à voir dans le regard de l’autre, ce que notre propre âme n’arrive plus à voir ou à questionner. Elle assouplit le chercheur, elle le rend perméable à la diversité qu’il est venu étudier et aux songes enfouis à l’intérieur de lui-même. La différence devient alors pour l’anthropologue un tatouage : elle marque la rétine des yeux de petites tâches indélébiles.

L’anthropologie invite enfin à une conclusion : nous n’habitons pas la terre mais bien la pluralité des mondes qui la composent.

Ces mondes, c’est à l’échelle de chaque territoire, une rencontre entre ciel et terre qui donne finalement à la vie tout ce qui mérite d’être vécu : la poésie des choses et des lieux. Vivre un espace, c’est vivre ses odeurs, ses ambiances, ses sons, le tissu vivant qui le compose, ses récits, son histoire passée et les futurs souhaitables qui y sont projetés.

Côte d’Ivoire, lieu de vie et de rencontres
Photo : Damien Deville

La géographie est arrivée plus tard dans ma vie à la manière d’une continuité avec ces mondes d’ici et d’ailleurs qui ont su irriguer mon imaginaire pendant tant d’années. J’aime en effet me présenter la géographie comme une grande feuille de papier. Regardée à hauteur d’homme, elle est blanche, lisse et uniforme. Elle ouvre à des chiffres statistiques, à la compréhension des grandes données nationales, aux confrontations et aux clivages de la géopolitique. Mais si le regard a la curiosité de s’abaisser, si la feuille est regardée à sa perpendiculaire, alors c’est un tout autre visage qui s’offre à l’observateur. Le papier devient relief : il déploie des chemins menant vers les diversités du local et la complexité de chaque territoire, dessine des montagnes et des torrents, de l’eau et du feu, du Ying et du Yang. Expérimenter ces sentiers, c’est essayer de toucher du doigt ce dont la géographique fait la promesse : la quête de la grande Ours, une aventure à l’épée, les soleils de la mythique Jérusalem. Pratiquer la géographie, c’est ainsi rencontrer ces mille et un lieu où les relations entre des humains et des paysages ont façonné des récits, construit des monuments, laissé des ruines et cultivé des jardins.

Définies de cette manière il me semble que géographie et anthropologie contiennent bien des complémentarités, elles peuvent mêmes devenir les deux faces d’une seule et même médaille. Il y a en effet, à l’origine de toute communauté, une symbolique commune permettant la projection et l’émancipation : elle offre à ses membres un cadre de penser, une manière de parler et forge une expérience commune qui renouvèle sans cesse la réalité partagée. Et il semblerait que ces mythes fondateurs se font uniquement pour et par les territoires : les courbes du paysage, le non humain, la couleur de la terre dans laquelle les individus ont grandi sont autant de facteurs qui influencent nécessairement les corps et les esprits. Dans ce cadre, ouvrir une rencontre entre l’anthropologie et la géographie est féconde. Elle permet d’approcher ce que j’appelle « les courbes oniriques du monde », un complexe mélange de social et de spatial, de visible et d’invisible, d’humains et de non humains qui fait battre au quotidien le vivre ensemble et les démocraties qui le caractérisent. Être en lien avec les milieux, comme le murmure le maître à penser Augustin Berque, c’est exister autant que renaître.

Pourtant l’interdisciplinarité reste, bien souvent, une anomalie. Vouloir pratiquer ces deux disciplines, c’est se sentir sang mêlé, mi aventurier et mi cartographe. Je me suis senti pendant des années perdues entre deux mondes, accepté réellement par aucun d’entre eux.  

Les fossés qui séparent les disciplines des milieux scientifiques n’ont de cesse d’être creusés et les chercheurs qui s’ouvrent au dialogue sont trop facilement mis en précarité.

Les courants de recherche et les disciplines confortent le chercheur et lui offrent une zone de confort. Chaque laboratoire cultive ses plats de bandes, manage les jeunes chercheur.e.s sans leur laisser vraiment la place de s’exprimer par eux.elles-mêmes. Les terrains de recherches sont également saccadés et fragmentés par une étape d’autant plus violente qu’elle a tendance à être fortement banalisée : le manque de financement qui invite les doctorant.e.s de se débrouiller par eux-mêmes. Une course vers l’incertitude qui a tendance à les enfermer dans différents niveaux de précarité financière limitant d’autant l’appropriation de son sujet et sa capacité personnelle à le porter avec force et courage.  Les articles scientifiques restent également peu accessibles, sur le fond comme sur la forme, et restent surtout à destination unique des pairs, pour quelques hiérarchies ainsi reconduites. Ce sont en partie des outils d’entre soi. Dès lors, participer à une rencontre entre des méthodes et des courants scientifiques nous met dans une position difficile : se dédouanant des codes communautaires et autoritaires, nous devenons une cible facile pour la gâchette.

Le dialogue entre différents courants scientifiques, n’a pas été la seule difficulté que j’ai rencontrée au cours de mes premières années de recherche. Car se partagent en moi deux autres identités qui m’ont également valu le statut de clandestin : voilà longtemps que je me sais méditant et militant. Méditant car je suis depuis mon enfance un grand rêveur. Je m’imagine souvent être ce piroguier qui, assis au fond d’une barque à équidistance de deux rives, pense le monde et cherche à en orchestrer le chaos. Mais il m’arrive aussi d’avoir une soif d’utilité et de vouloir retourner sur la terre ferme pour pouvoir également fabriquer de mes mains. Grand mal m’en fasse car, construire des ponts entre sciences et sociétés reste un immense chantier. Les deux mondes ont historiquement peu dialogué cultivant même une défiance réciproque. Alors que le chercheur a tendance à reprocher, parfois trop facilement, aux militants un certain manque d’objectivité, les militants à leurs tours condamnent le chercheur de son non-lieu. En tant que militant, combien de fois ai-je pu sentir les regards douteux de mes pairs apposés sur moi et les bruits de couloir qui précédaient mes propres pas. J’ai été condamné dans le milieu de la recherche fragilisant d’autant la pertinence de mon propre parcours intellectuel.

J’ai fini par me sentir incompris à moi-même : sang-mêlé et bâtard, j’étais un subalterne qui n’a jamais réussi à suivre la marche imposée par l’institution scientifique.

Jamais je n’ai une de canne sur laquelle me courber, jamais de guide sur lequel m’appuyer, jamais d’oreille avec laquelle partager. Hanté par un milieu dans lequel aucun espace ne m’était réellement accordé, j’étais perdu dans une zone liminaire où personne ne porte regard. J’étais un fantôme au bout d’une table, le cul coincé entre deux chaises. 

Il faut dire que si les méthodes scientifiques y prédisposent, je n’ai jamais réussi à me dédouaner vraiment de ma propre sensibilité. J’aime mes sens autant que je les aiguise et pour rien au monde je refuserais la promesse d’un émerveillement quotidien. La vie est trop courte pour ne pas en faire une danse. J’ai dans ma tête, toutes les rues que j’ai fréquentées, les pays que j’ai visités, les corps et les espaces que j’ai rencontrés. Je souhaite être un chercheur présent en humanité, un chercheur qui souffre des injustices du monde et qui célèbre les nouveaux régimes de solidarité et je crois deviner un point de dialogue entre mes différentes casquettes : il existe en effet un espace de lien entre mes recherches et mes engagements. Car être passionné par la diversité demande d’abord d’essayer de l’écrire, de comprendre les raisons de son existence. Ici, l’anthropologie rencontre la géographie, pour orchestrer dans un seul et même chant peuples et territoires, ontologies et paysages, mythes et lieux. C’est également dans cette quête d’altérité, que le méditant peut tendre la main au militant. Car, lorsque tout semble perdu, lorsque les mondes s’écroulent et que des crises adviennent, la diversité et le vivre ensemble sont bien souvent tout ce qui compte face au présent. Le vivre ensemble dans la diversité conjure en effet l’uniformité, rejette des ombres portées, rappelle l’importance de la relation, construit des espaces de partages et de solidarité, cultive les oasis qui feront, je l’espère, les mondes de demain. A contrario, les militants sont bien souvent pris dans un étau : celui de recevoir uniquement les informations qu’ils attendent déjà, d’entendre les convictions dont ils sont déjà pétris, d’attendre les vœux pour lesquels ils prient d’ores et déjà. De fait, les cercles uniquement militants limitent également à leur manière le dialogue dans la diversité. S’ouvrir au monde de la recherche permettrait alors de métisser les luttes et d’offrir aux actions de demain un sens sans cesse renouvelé. Après tout, il n’existe pas de chemin plus beau que celui de construire une vie faite de diversité. Il n’existe de projet plus radical encore que celui de remettre de la poésie dans nos sociétés.

Devais-je impérativement choisir un camp ? Il semblerait qu’échapper aux violences et aux non-dits demande de sacrifier une partie de soi-même. Mais paradoxalement, choisir nous confronte à une autre violence : être emprisonné par des identités simples et figées. J’ai alors décidé de ne pas m’imposer de choix. Métis je suis et métis je resterais, quitte à continuer à me marginaliser encore davantage. Nicolas Bouvier a dit que se sentir vulnérable est une étape nécessaire pour s’ouvrir à l’altérité.

Être en proie à la gâchette était surement une souffrance nécessaire pour comprendre ma propre pluralité.

Si seulement chaque milieu pouvait faire preuve d’ouverture aux autres, des chemins de dialogue et de co-construction collective pourraient bien faire apparaitre le meilleur des mondes. Il y a en effet dans l’alliage de nos identités plurielles, les métaux qui permettent de reforger nos quotidiens : elles sont des ponts pour mieux rencontrer l’autre, elles sont des chemins de justice, et l’étendard politique d’un droit à la différence. Je dis qu’au fond, nous sommes tou.te.s les métisses de quelqu’un d’autre et apprendre à le reconnaitre serait un gage de paix. Je souhaite aujourd’hui pour que tou.te.s les chercheur.e.s puissent trouver leurs propres métissages.

Aujourd’hui, je me sens libéré. De cette chaise bancale où je fus assis, j’ai réussi à me lever et à affirmer mon rêve propre. Je ne suis plus mi ours mi loup, mais bien une totalité singulière qui nait de l’alliance des deux. Que ce chemin me mène vers des zones inconnues, je l’accepte ! Que ce chemin fasse de ma vie est un chemin imprévisible, je le demande ! Après tout, j’ai toujours préféré aux grandes déclarations des paroles perdues, au centre du pouvoir des lieux éloignés, au charisme de la Grande Histoire, qui n’a de cesse de faire de grands oubliés, la douceur et l’inclusivité des petits récits entrelacés. Ces chemins sont une invitation à parcourir les lagons saupoudrés d’îles bien davantage que les grands continents, de cultiver le plurivers bien davantage que l’univers. Puissent-ils également nous inciter à de nouvelles manières de faire science et de faire citoyenneté. Et à cette table que j’ai laissée, j’ai fini par pardonner. Et qui sait, peut-être qu’un jour un menuisier métis à son tour portera un rêve : construire de l’agilité de ses mains une table ronde appuyée par un banc circulaire. Un banc sans discontinuité, sans fossé, sans passage à vide, plus aucun protagoniste ne sera jeté dans l’ombre ! Une table en capacité de refléter les couleurs de l’ébène, invitant à se rapprocher d’un horizon de sagesse et une table qui ruissèle d’écailles pour se frotter aux combats qui méritent d’être menés. Une table inclusive en somme où la recherche tout comme la société pourront poursuivre une quête commune : apprendre des mondes d’hier et fertiliser ceux qui ne demandent qu’à advenir.

Photo : Damien Deville

Damien Deville

2 Comments

  • NatiNath

    Merci beaucoup Damien c’est un magnifique pARTage sincère et émouvant de ton expérience, de ta vie et de tes pensées. C’est un très beau texte d’un chercheur artiste aussi. Je m’y reconnais par mon histoire et ma géographie et j’y retrouve Desmond Morris Zoologue, philosophe, chercheur et peintre qui d’une phrase m’a ouvert des horizons.
    C’est une ode à la diversité de la vie, à la création.
    Félicitations.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.