Redécouvrir le « sauvage » à la fin du XIXe siècle. L’expérience des anarchistes naturiens

Photo : un naturien de 2020

Plongeons dans une histoire oubliée, celle qui ne se raconte pas dans les livres d’école. Les naturien·ne·s du XIXème siècle ont essayé·e·s d’agir contre les normes en place, pour s’en débarrasser, pour pencher la tête et entrer dans la forêt avec plus de questions que de certitudes. François Jarrige, en dévoilant cette histoire, nous offre un regard saisissant sur ce mouvement écologiste et anarchiste. Quelques résonances avec nos temps troublés ?


            Entre novembre 1898 et mars 1899 paraît à Paris un éphémère bulletin intitulé Le Sauvage. Emile Gravelle, initiateur du mouvement des anarchistes dits Naturiens quelques années plus tôt, en est le gérant. Né à Douai, dans le Nord en 1855, à la fois dessinateur, publiciste et figure du mouvement Naturien, Gravelle promeut le rejet de la civilisation industrielle, il dénonce ses ravages et incarne la fascination nouvelle à l’égard du sauvage qui se fait à la fin du XIXe siècle. En 1895 le naturien Alex avait déjà publié un article dans le journal Le Libertaire sur « L’Indien sauvage et l’homme civilisé » où il affirmait la supériorité du premier sur le second : l’homme naturel « travaille pour son plaisir et son bénéfice » et il « se repose quand il est fatigué ». « Combien d’entre nous donneraient toutes les années de leur vie pour quelques jours de l’existence libre, belle et naturelle des sauvages ? », demandait-il. Alfred Marné, qui anime au sein de la nébuleuse des naturien·ne·s le courant appelé « sauvagiste »,  demande quant à lui qu’on laisse « l’herbe envahir les routes, les lignes de chemin de fer, les rues, les boulevards, et la vie reparaîtra de toute part, les collines reverdiront, les monts seront reboisés, la terre refleurie, et à l’ombre des grands arbres hommes, femmes, vieillards et enfants, nous irons danser en rond » (« Sauvagisme », Le Naturien, 1er mars 1898).

            Ces déclarations peuvent surprendre dans le contexte de la fin du XIXe siècle qui voit l’affirmation des Etats Nations européens et de leur puissance industrielle, la confiance dans le progrès, l’accroissement de l’exode rural et de l’expansion urbaine, l’apogée de l’impérialisme occidental qui entend dominer le monde et arraisonner la sauvagerie au profit des civilisé·e·s. La confiance dans l’industrialisation et la supériorité des sociétés occidentales poussent alors au durcissement du grand partage entre peuples « civilisés », « demi-civilisés » et « Barbares » pour reprendre les catégories de l’économiste allemand Gustav Schmoller dans ses Principes d’économie politique publiésà l’époque. Mais tou·te·s ne partageaient pas ce prométhéisme démiurgique et cette vision linéaire et évolutionniste de l’histoire qui devient alors la marque de fabrique de l’Europe.

Des individus isolés et des groupes minoritaires n’ont cessé d’interroger l’évidence de la civilisation industrielle et ses fausses promesses.

Comme les initiateur·rice·s de cette nouvelle revue Sauvage, les naturien·ne·s d’il y a plus d’un siècle cherchent à se défaire des subjectivités héritées pour réensauvager la pensée. Ils tentent de se déprendre des institutions encore récentes (comme l’État moderne, l’éthique du travail industriel, le bonheur par la consommation, la dépendance à l’argent, etc.) pour réapprendre collectivement d’autres relations aux autres et à la nature.

            La question de l’ensauvagement demeure un horizon, voire une urgence, à l’heure de l’artificialisation totale. La modernité industrielle s’est construite progressivement par la mise à distance d’une nature perçue comme dangereuse, cruelle, construite comme une marâtre qu’il fallait dominer et arraisonner au moyen d’une maîtrise technique du monde et des milieux. Mais ce projet ne fut jamais totalement dominant, à chaque phase de crise du capitalisme industriel, des groupes ont tenté d’enrayer cette marche du progrès en proposant de réensauvager la pensée et la vie. En 1973,  alors que le choc pétrolier et les alertes écologiques invitaient à réinventer le rapport aux mondes, le journaliste Alain Hervé lançait également un mensuel intitulé Le Sauvage afin de développer les thèmes écologistes et anti-productivistes et alerter sur les conséquences de la pollution, de la logique de croissance, et de la surconsommation… A l’heure de l’imposition du cocon numérique et de la métropolisation totale, la quête du sauvage ressurgit de multiples manières, elle apparaît dans les fuites des villes observées lors du grand confinement du printemps 2020, comme dans de multiples expériences cherchant à réinventer notre rapport aux animaux et aux végétaux. Ce projet qui nourrit aujourd’hui de multiples imaginaires et pratiques alternatives s’inscrit par ailleurs dans une longue généalogie dont l’expérience des anarchistes naturien·ne·s au tournant des XIXe et XXe siècle représente une étape décisive. En ce début du XXIe siècle, l’intérêt et la redécouverte des anarchistes naturien·ne·s s’intensifient, grâce notamment aux travaux de l’historien de la littérature Tanguy Laminot, à ceux d’Arnaud Baubérot sur l’histoire du naturisme. Diverses rééditions et travaux, à la frontière du monde académique et militant, interrogent aujourd’hui l’expérience des naturien·ne·s et leurs projets de réensauvagement, en en faisant une étape majeure de la genèse d’une société réellement écologique (Audier, 2017). Il ne s’agit pas de célébrer ou d’idéaliser ces acteur·rice·s, mais de se nourrir de leur expérience, de leurs projets, mais aussi de leurs échecs, pour contribuer à déconstruire quelques idées reçues et réouvrir le champ des possibles. L’enjeu est de revenir sur la question du « sauvage » telle qu’elle se posait dans les milieux anarchistes naturiens de la fin du XIXe siècle, d’explorer ses significations et enjeux, en bref d’exhumer et redonner à voir ce mouvement aujourd’hui largement oublié ou caricaturé (Jarrige, 2016).

            Nés à Paris en 1894 avec la publication du journal L’Etat naturel, publié à l’initiative d’Emile Gravelle, le mot « naturien » et le mouvement qui l’accompagne en France militent en faveur d’une vie naturelle opposée à la vie artificielle qui semble alors triompher avec la seconde grande vague d’industrialisation, sa chimie lourde, les promesses de la « fée électricité » ou les nouvelles machines totems comme l’automobile et les grandes machines industrielles. Le mouvement s’étend rapidement, il suscite des publications, des groupes plus ou moins éphémères se forment à Paris et en province, des expériences de vie communautaires sont tentées. Durant une vingtaine d’années, ce petit groupe ne cesse de dénoncer les absurdités de la civilisation industrielle, ses impasses, tout en militant pour un retour à « la vie naturelle » et en faveur la revalorisation de la figure du « sauvage » contre le « civilisé ».

Une du journal L’État Naturel

            La question du « sauvage » s’affirme comme centrale à la fin du XIXe siècle lorsque s’intensifient l’industrialisation, l’urbanisation et la colonisation. Le XIXe siècle industriel s’est en effet construit en durcissant le dualisme entre la nature et la culture, le travail assisté de son appareillage technique et machinique devait dompter une nature fondamentalement hostile et dangereuse, source de misère et d’exploitation.

À l’inverse, les naturiens·ne·s, héritier·ère·s et contemporain·e·s de la première industrialisation du monde, proposent de renverser le regard sur « le sauvage », d’en subvertir le sens, pour mettre à distance leur époque et rouvrir les chemins d’une émancipation fondée sur ce qu’on n’appelait pas encore l’écologie.

Ce projet, déjà sensible à la fin du XIXe siècle, acquiert une urgence et une pertinence inédite au début du XXIe siècle alors que les projets de domestication du monde s’accroissent au nom des multiples « modernisations écologiques » qui œuvrent à un contrôle total des êtres vivants. Mais la question du Sauvage est l’une des plus complexes qui soit tant le terme est ambigu. Pour beaucoup la nature sauvage n’existerait tout simplement pas, elle serait une construction moderne factice, alors qu’il n’existerait que des êtres hybrides, mélanges de nature et de culture. Pour les analyses actuelles fondée sur la thèse de l’ « Anthropocène » les sciences doivent permettre de contrôler l’ensemble du « système Terre », c’est-à-dire du monde vivant et non vivant, afin d’éviter la catastrophe. Mais cette thèse contribue à absorber encore un peu plus la nature, à la réduire à une série de données, pourtant, comme le rappelle la philosophe Virginie Marris, le maintien de la « part sauvage du monde » est indispensable pour qu’existe une altérité et d’autres mondes possibles (Maris, 2018).

            Les mêmes types de débats se posaient il y a un siècle, en proposant un retour aux écrits et expériences naturiennes de 1900 il s’agit moins de céder à une pure curiosité d’antiquaire que d’éclairer nos impasses et situations actuelles. Pour Emile Gravelle, le primitif possédait un mérite immense à une époque où les ouvrier·ère·s expérimentent la misère et l’exploitation : « À l’état sauvage, nul ne meurt de faim. » Les naturien·ne·s dénoncent l’arrogance des civilisé·e·s envers certains peuples qui ont échappé à leur emprise : « sauvages, ils le sont, car ils sont naturels ; mais soyez donc à l’avenir plus conséquents avec vous-mêmes et lorsque des actes de barbarie ont lieu en pays civilisé ne dites donc pas, “un acte de sauvagerie vient d’avoir lieu ou d’être commis” mais bien un acte de civiliserie », s’amuse à noter Honoré Bigot, ouvrier qui participait au groupe Les Naturiens de la Bastille avec Gravelle, et qui fut l’éditeur du Naturien de mars à juin 1898. Il était aussi l’un des animateurs du groupe des « Sauvagistes ».

            La question du sauvage, la sensibilité à son égard comme sa définition varie selon les pays, et les milieux. Si la fascination pour la Wilderness, cette nature « sauvage », préservée de toute intrusion humaine, est particulièrement forte aux Etats-Unis, en Europe les situations varient. Dans la tradition britannique, la nature valorisée est d’abord domestiquée, travaillée par l’homme, comme chez William Morris où domine la culture protestante du travail comme condition de l’humanisation d’une nature hostile. De même, chez les naturistes libertaires allemands comme Gustav Landauer, l’exaltation du sauvage reste limitée et souterraine. D’ailleurs, alors même qu’en Allemagne se développe le plus important mouvement naturiste d’Europe avec la Lebensreform,  l’idée de « retour à la nature » fait davantage référence à une « idylle communautaire » proprement allemande qu’à un retour à un état naturel de forêts et de sauvages.

            Il existe évidemment de nombreuses exceptions, à l’image du socialiste libertaire anglais Edward Carpenter qui dressait en 1889 un portrait flatteur des hommes et des femmes vivant à l’état sauvage, dont il proposait une véritable apologie dans son livre Civilisation: Its Cause and Cure. Ce texte est au départ un discours prononcé devant la Fabian Society, et qui eut un grand écho. Carpenter y défendait la thèse que la civilisation moderne s’apparentait à une maladie mentale qui pouvait être soignée, et dont l’un des symptômes étaient les fumées industrielles et les pollutions contre lesquelles il luttait par ailleurs autour de Sheffield. Carpenter est une figure fascinante du mouvement socialiste anglais de la fin du XIXe siècle. Dans les années 1880, il avait choisi un mode de vie plus simple et écologique en devenant végétarien, en s’installant à la campagne pour cultiver la terre et fabriquer des sandales. Par la suite il devint le « noble sauvage » dans le débat intellectuel britannique, il continua d’écrire, tout en défendant les militant·e·s anarchistes, en revendiquant son homosexualité assumée, et en militant en faveur du féminisme, contre la guerre et l’impérialisme.

            Selon Carpenter, les « sauvages » sont immunisé·e·s face aux maladies qui frappent les européens. Loin des demis bêtes décrites par la presse et les récits d’explorateur de l’époque, Carpenter présente les primitifs, comme des « gens beaux et surtout des gens sains ». Pour les mouvements naturistes en effet, les maladies étaient d’abord dues à de mauvaises conditions physiques : elles « résultent moins des offensives microbiennes que de l’incapacité des organismes affaiblis à leur résister ». Contre la révolution pasteurienne unanimement célébrée à l’époque, l’auteur revient à une conception antérieure des théories médicales, qu’on peut appeler miasmatique ou « néo-hippocratique », qui considéraient les maladies comme le produit des environnements  et des milieux de vie plus que la conséquence des germes et bactéries invisibles.

            Face au constat des bienfaits d’une nature sauvage, deux attitudes sont possibles : soit la préserver, en maintenant vivante la séparation entre civilisation et sauvagerie, comme l’expérimente dès l’époque l’essor des projets de parcs et réserves naturelles ; soit le réensauvagement, c’est-à-dire l’abandon du dualisme, des fausses séparations, le retour à la sauvagerie entendue comme un retour à la nature véritable, en dehors des bulles protectrices censées maintenir des résidus de sauvage dans un monde où triompherait l’artifice.

            C’est précisément la position des naturien·ne·s, pour qui la nature apparaît d’abord comme une source de bienfaits et d’abondance de laquelle tirer des ressources sans travail aliénant ni éreintant. De nombreux textes naturiens opposent ainsi « Nature et Civilisation », comme celui où Henri Zisly –  un fils d’ouvrier autodidacte – compare l’« Éclairage naturel » et l’« Éclairage civilisé » : le premier vient du soleil, de la lune, des étoiles, le second des bougies, des lampes à électricité, à pétrole, à essence, ou à gaz (« Nature et Civilisation », L’Ordre naturel, novembre 1905, p. 3-4). Dans les réunions, les discours et les écrits des naturien·ne·s, de nombreux exemples de « bons sauvages » sont présents, depuis les indien·ne·s d’Amérique du sud, en passant par les ancien·ne·s gaulois·es ou les peuples du Sahara. Tous et toutes apparaissent comme des exemples de mesure et d’harmonie, des symboles de cet âge d’or auquel il faudrait revenir pour conjurer les maux catastrophiques qu’annonce la civilisation. Dans leurs écrits, la civilisation renvoie à tout ce qui n’est pas naturel ou ne suit pas les lois naturelles, le mot symbolise le présent insatisfaisant, marqué par « le désordre, les guerres sanglantes, la misère », à l’inverse de « l’État naturel » à venir où s’expérimentera « l’harmonie, l’abondance, le bonheur » (Honoré Bigot, « De la civilisation », La Nouvelle Humanité, n°3, octobre 1895).

            Si le « bon sauvage » est une figure tutélaire du naturianisme, ce n’est pas pour autant un horizon ni un fatalisme. Conscient de la marche de l’Histoire, Gravelle estime que « recommencer le passé serait la négation de la loi du mouvement ». Les naturien·ne·s revendiquent, non pas un retour à l’état primitif, mais la « reconstitution de “l’État Naturel de la Terre”, de la Terre dévastée et ravagée par les travaux de l’homme ».

Face à l’urgence de la situation, ces militant·e·s proposent ainsi la création de colonies naturiennes afin de prouver que l’humain peut vivre en groupe et en harmonie avec la nature.

L’objectif est de « démontrer que la terre à l’état naturel peut donner en abondance à l’Homme tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins matériels». De même, Sizly affirme dans son  Rapport sur le mouvement naturien ((1901) que « retourner à l’état naturel n’est pas aller en arrière, au contraire, c’est aller en avant, puisque c’est la marche vers le Bonheur. »

            Loin de toute rêverie obscurantiste, les naturien·ne·s se pensent  donc comme des propagateur·rice·s de vérités scientifiques trop méconnues. Contre la fausse science officielle qui encourage et accompagne les ravages industriels, ils et elles militent pour une science naturelle attentive à la déforestation, aux pollutions, à l’appauvrissement de la biodiversité. Leur projet consiste à créer un monde harmonieux qui reposerait sur une science véritable des milieux physiques et de la société. Dans son texte sur la « formation de la Terre végétale », Gravelle dénonce ainsi les « erreurs grossières établies au sujet de la Nature » en montrant combien elle peut être altruiste et comment l’agriculture moderne risque de détruire les sols par une surexploitation éhontée. Alors que l’ethnologie et l’étude de la préhistoire émergent et s’institutionnalisent à l’époque, les naturien·ne·s s’appuient sur ces découvertes pour contester le sentiment de supériorité des peuples dits « civilisés ». A la fin du XIXe siècle la préhistoire est en effet à la mode, des archéologues amateurs se passionnent pour l’homme et la femme préhistorique tandis que les découvertes de grottes pariétales se multiplient. La représentation du préhistorique et du sauvage ultramarin, comme des êtres primitifs, fondamentalement barbares et violents, est dès lors concurrencée par une autre vision les décrivant comme des êtres pacifiques vivant dans l’abondance. Comme l’a montré notamment Marylène Patou-Mathis, le sauvage et le primitif ne cessent d’être le miroir à travers lequel se construit l’homme occidental, entre rejet et fascination.

            En prônant une forme de primitivisme, en exaltant les bienfaits de la vie simple et naturelle, les naturien·ne·s s’élèvent aussi contre les idoles de leur temps et recherchent des solutions concrètes aux apories de la société industrielle. Leur appel aux communautés de petite taille, à expérimenter des milieux libres, ou à vivre en harmonie avec la nature résonne par ailleurs avec les représentations positives  de l’autonomie communale et des petites unités qui connaissent un certain essor dans le sillage de la Commune de 1871. À travers la commune paysanne russe, l’exploration des sociétés islandaises, la vogue des récits ethnographique, Elisée Reclus, William Morris ou Kropotkine redécouvrent les peuples primitifs comme des possibles oubliés à la fin du XIXe siècle. Les naturien·ne·s ne se contentent pas d’exalter le sauvage par les mots, certains ont tenté de réaliser et mettre en pratique ces aspirations, à l’image d’Eugène Dufour, qui assiste à certaines réunions du groupe naturien à Paris où il fait part de ses expériences d’exil et de vie sauvage dans les bois, où il expérimente la « vie naturelle » en vivant nu, et s’alimentant d’eau et de fruits. D’autres expérimentent des milieux libres, des colonies agricoles, dans les forêts des Ardennes, où hommes et femmes, humains et non-humains, trouveraient les chemins de l’harmonie et de la réconciliation.

            Face au capitalisme triomphant et aux déceptions qui accompagnent la montée des organisations politique et syndicale, seule une sécession radicale à l’égard des sociétés industrielles et de leur imaginaire semble en mesure d’inverser la tendance. D’où les nombreuses célébrations de l’homme primitif qu’on trouve de façon insistante dans les publications du mouvement naturien : un rapport de police de mai 1895 rapporte que, lors d’une réunion du groupe à Paris, Emile Gravelle « a prétendu avoir vu des Indiens de l’Amérique du Sud subsister sans travailler au milieu de leurs forêts et déclara qu’il enviait leur sort ». Tchandala avait beaucoup voyagé également, comme légionnaire il avait traversé les montagnes du Haut Tonkin et observé comment vivaient les indigènes de la tribu des Mujong qu’il admirait profondément, elles et eux « qui vivent presque à l’état pur de la Nature ». L’indien sauvage et l’homme primitif deviennent des figures positives et célébrées, comme la nature abondamment magnifiée dans la presse anarchiste de l’époque. En mars 1896, la militante anarchiste et néo-malthusienne, Laurentine Souvraz publie par exemple dans Le Libertaire un texte « A tous les beautés de la nature ». À une époque où beaucoup se déchaînent contre la figure de Rousseau, les naturien·ne·s s’en revendiquent en faisant de lui le chantre de la nature et du bon sauvage, un des précurseurs de l’idéal naturien.

Communauté libertaire — Wikipédia
Affiche de L’En Dehors par E. Armand

            La défense de la nature et du sauvage comme alternative aux ravages de l’artifice et de l’industrialisation se double de combats anti-impérialistes et féministes. Si les naturiens militants sont surtout des hommes, ils prônent l’égalité des sexes et considèrent le patriarcat comme un sous-produit de la « civilisation » qui n’existait pas chez les « sauvages ». Dans une conférence donnée en 1897, Henri Zisly appelle ainsi à libérer les femmes aliénées par la civilisation : la femme « doit être intégralement libre, n’être assujettie en aucune manière, par quelque lien que ce soit, ni moralement, ni physiquement, ni intellectuellement à l’homme. La femme, libre de disposer de son cœur, de son corps, de son cerveau, ne doit pas subir cette tare sociale : l’esclavage. Et, aussi, les Femmes, tâchez donc de vous déshabituer encore de cette quincaillerie, de cette verroterie, de tout ce clinquant, qu’on nomme de la bijouterie, car la Nature vous a parées de vos grâces et de vos beautés, conséquemment, vous n’avez nul besoin de tout cela, de tout ce luxe inutile et faux ! » (Voyage au beau pays de Naturie, 1900). Dans les rencontres et causeries naturiennes, on rencontre d’ailleurs des femmes, et certaines comme la féministe d’origine polonaise Sophie Zaïkowska jouent un rôle important dans l’histoire de l’anarchisme individualiste, comme dans la promotion du végétarisme, domestication de la nature et durcissement des rapports de genre allant de pair dans la Civilisation. Citons aussi Léonie Fournival, dite Rolande, une autre végétarienne radicale qui adhère en 1901 au groupe naturien qui se réunissait dans une salle de la rue de Maistre à Paris.

            Mais cette exaltation du sauvage et des modes de vie primitifs, comme l’appel au retour à la nature qui les accompagnent, a été incompris. Ils et elles ont largement contribué à la marginalisation des anarchistes naturien·ne·s, comme aujourd’hui nombre d’écologistes continuent d’être repoussés et critiqués au nom de leur idéalisation supposée d’une nature qui n’aurait jamais existée. Ce petit mouvement toujours marginal a par ailleurs été travaillé par les dissensions internes, contesté de toute part, avant de disparaître largement à la faveur de la première Guerre mondiale. Alors que chez Gravelle et dans les premiers écrits naturiens, la célébration du bon sauvage semble devoir être prise au pied de la lettre, dans les écrits des années 1900, notamment ceux de Zisly, elle devient davantage une métaphore utilisée pour contrer les discours industrialistes et progressistes naïfs qui inondent les journaux. Si leur projet apparaît aujourd’hui largement chimérique, il doit être restitué dans son contexte. Le mythe avait alors une grande place dans l’imaginaire social, c’est aussi l’époque où les militant·e·s croyaient à l’arrivée imminente du « Grand Soir » et à l’arme de la « grève générale », ouvrant la voie à la société idéale, communiste ou anarchiste. Dans ce cadre, l’état naturel n’était qu’une des variantes des diverses projections utopiques servant à supporter le quotidien et à susciter un ferment à l’activité militante tout en dessinant un horizon émancipateur et égalitaire.

            Au fond, les naturien·ne·s refusaient d’être enfermé·e·s dans la fausse alternative entre le retour aux cavernes ou la poursuite inéluctable du développement industriel et de l’artificialisation technique du monde, alternative factice et trompeuse qui, encore aujourd’hui, ne cesse de ressurgir et d’empêcher toute alternative radicale à l’ordre du monde capitaliste.

Les naturien·ne·s ont tenté de dessiner une autre voie, plus simple, fondée sur la promotion de l’autonomie, sur l’entre-aide et la coexistence des êtres vivants, sur la simplicité volontaire contre l’exacerbation des faux besoins.

Dans cette perspective, le retour à la nature et l’exaltation du sauvage étaient moins la manifestation d’un retour en arrière que le choix en faveur d’un avenir différent, plus harmonieux et équilibré. De même aujourd’hui, l’abandon de la grande agriculture chimique et des produits frelatés de la société de consommation de masse ne seraient pas un retour au passé mais le champ ouvert pour l’invention d’un nouveau modèle d’avenir, plus respectueux du fonctionnement des êtres vivants, plus conscient aussi des limites de la puissance.

François Jarrige


Pour aller plus loin :

Serge Audier, 2017, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte.

Arnaud Baubérot, 2004, Histoire du naturisme. Le mythe du retour à la nature, Rennes, PUR.

Arnaud Baubérot, 2013, « Les Naturiens libertaires ou le retour à l’anarchisme préhistorique », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 31, p. 117-136.

Edward Carpenter, 2009 [1889], La Civilisation, ses causes, et ses remèdes, Paris, éd. du Sandre.

Collectif, 2018, Le Naturien, fac-similé de la collection complète du journal (1898), suivi de L’Ordre naturel. Clameurs libertaires antiscientifiques (1905), précédé de L’écologie en 1898 par Tanguy L’Aminot, Éditions du Sandre.

Thomas Coste, 2019, « Le naturisme libertaire de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle (France, Royaume-Uni, Allemagne) », mémoire de Master 2, Franck Georgi (dir.), Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

François Jarrige (ed.), 2016, Gravelle, Zisly et les anarchistes naturiens contre la civilisation industrielle, Paris, Le Passager clandestin.

Tanguy L’Aminot, 1993, « Jean-Jacques au beau pays de Naturie », Annales de la Société J.-J. Rousseau, 40.

Jean Maitron, 1975, Le mouvement anarchiste en France, tome I. Des origines à 1914, Paris, Maspero.

Virginie Maris, 2018, La part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Paris, Seuil.

Marylène Patou-Mathis, 2011, Le sauvage et le préhistorique. Miroir de l’homme occidental, Paris, Odile Jacob.

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