La sauvagerie humaine des mégafeux

Source : Kaizen

Les mégafeux « éclairent » d’une lumière crue non seulement le caractère destructeur de notre civilisation mais, derrière cela, la sauvagerie… d’une disqualification du sauvage. Joëlle Zask décrit l’arraisonnement de nature et sa démesure tout en situant le débat philosophique dans le dépassement de dichotomies propres à la modernité. Le sauvage n’est plus là où l’on a longtemps cru qu’il était ?     


Quoi de plus sauvage qu’un feu de forêt ? Il ensemence la terre et sème la destruction, défait le paysage et le régénère.1 Habituellement, les feux passent de manière raisonnable, ponctuellement, saisonnièrement. Ils font « partie » de la nature. Certes ils en modifient l’aspect, mais contribuent aux cycles de la forêt. Ils sont donc sauvages au sens où ils sont « naturels ». L’équivalent anglais serait la wilderness : c’est la nature coupée des activités humaines, non transformée par elles, qui sert à la fois de modèle, d’explication générale, de paradis plus ou moins perdu. Cette nature sans humains est ou plus exactement, fut, réelle. Il est vrai, comme l’a montré le grand historien du feu, Stephen Pyne, que les feux « spontanés » ont contribué à la façonner depuis que le dioxygène existe dans l’atmosphère 2. Ces feux, provoqués essentiellement par la foudre par temps d’orage sec, étaient des événements réguliers ; mais à l’échelle de la vie humaine, ils étaient très distants dans le temps. Afin qu’une forêt se régénère après le passage d’un feu, il faut entre 30 et 400 ans, suivant les régions.

Par contraste, les feux que nous subissons actuellement ne sont pas sauvages au sens où ils seraient naturels. Ils sont sauvages au sens où ils sont destructeurs, paroxystiques, violents. Ce qui correspond à cette sauvagerie n’est pas en anglais la wilderness mais la wildness. Le wild, c’est la prédation, l’indomptable, ce qui échappe à toute entreprise de contrôle. Or les feux qui ont ravagé la Californie, dont la ville de Paradise, l’Amazonie, l’Australie, la Sibérie, et bien d’autres régions du monde, sont de cet ordre : ce sont des mégafeux. Qu’il s’agisse de leur étendue, de leur intensité, de leur durée, ils sont sans commune mesure avec les feux de forêts « normaux ». Leur passage provoque des dommages irréversibles. Ils causent non la régénération mais la désolation : les arbres sont brûlés jusqu’aux profondeurs de la souche, les animaux meurent, les gens suffoquent, l’atmosphère se charge de dioxyde de carbone et de méthane.

Les fumées provoquées par les feux du Sud Est australien en janvier 2020 ont fait le tour de la planète et sont revenues à leur point de départ après 18 jours.

Ces feux n’ont rien de naturel au premier sens du terme. Ils sont tous d’origine humaine et, pour beaucoup, criminels : 87 à 98 % des feux de forêts selon les régions sont provoqués par des activités humaines. La part de la nature, essentiellement celle de la foudre, est comparativement très faible. Et parmi cette quantité de feux d’origine humaine, environ 40 % sont directement criminels. Parfois, ils le sont directement, ayant été intentionnellement allumés, souvent par vengeance, malfaisance, accaparement d’une terre à des fins d’exploitation ou de lotissement, pyromanie, attaque terroriste, comme lors des lancées par des Gazaouis d’engins incendiaires, ballons de baudruche et cerfs-volants, qui ont détruit en 2018 des réserves naturelles uniques au monde en Israël. Les feux qui ont provoqué le mégafeu d’Amazonie à la fin de l’été 2019 ont également été largement criminels, ayant été commandités par des grands propriétaires terriens et même certaines multinationales. Par ailleurs, les mégafeux sont criminels, cette fois indirectement, en raison de leurs liens avec le dérèglement climatique qui les provoquent et donc, des activités humaines qui en sont la cause. Déforester massivement, déverser des tonnes d’intrants, extraire des ressources minières sans aucun égard ni pour les paysages ni pour ceux qui les habitent, sont des écocides doublés la plupart du temps d’ethnocides. La sociologue Danielle Celermajer de l’université de Sydney avait même accusé le mégafeu australien d’ « omnicide », le meurtre de toute chose 3.

Deux formes du sauvage s’affrontent donc : le sauvage assagi qui fait bien son travail, avec précision et régularité, est déséquilibré par le sauvage violent qui transforme les feux de forêt en « monstres tueurs » et les humains les plus pollueurs en criminels de masse.

L’affrontement entre ces deux aspects du sauvage n’est pas une fiction : aujourd’hui, quand la « nature reprend ses droits », selon une expression devenue familière depuis le confinement dû à la Covid 19 du printemps 2020, ce peut être et c’est en fait souvent à la manière violente d’un « sauvage » : tsunamis, tremblement de terre, inondations records, sécheresses interminables, chaleur épouvantable, mégafeux.

Certes cette violence n’est pas en soi, mais elle est inhérente à l’anthropocène (à l’ère du capitalisme industriel) qui la génère et dévastatrice pour ce qui concerne les conditions d’existence humaine sur la terre.

La planète Terre ne risque rien. Elle nous précède de 4 milliards d’années et nous survivra. En revanche, l’extractivisme et la détérioration des écosystèmes qui ont caractérisé le développement de la civilisation industrielle et son « arraisonnement » de la nature n’arraisonnent plus rien, au contraire. Les feux dévastateurs ont existé dans un passé lointain, mais ils étaient rares. Ils ne le sont plus. Les collines restent dénudées, la forêt est durablement détruite. La « saison du feu » s’étend sur toute l’année et les mégafeux se déplacent continuellement autour de la planète, en passant même par les pôles, au point que selon un scénario catastrophe de la NASA, on est en droit d’envisager l’embrasement de toutes les terres émergées 4.

Qu’il s’agisse de feux de forêt ou d’autres événements, les équilibres dont nous dépendons en tant qu’espèce deviennent introuvables et leur reconstitution, de plus en plus complexe. Dans cette situation, l’apologie de la wilderness qui faisait sens au XIXe siècle n’a plus de pertinence. La nature vierge, livrée à elle-même, intacte et pour cette raison, apaisée, devient une fiction. L’extractivisme qui consiste à « faire violence » en sauvage à notre environnement et déclenche des événements violents ne peut être contré par un préservationnisme qui postule l’intégrité originelle de la nature à condition d’en exclure les humains et propose des politiques de sanctuarisation radicales. Si notre identification à la nature romantisée en vertu de notre qualité présumée de « bon sauvage » (amoureux de la nature, de la tranquillité, de l’indépendance, de la liberté) est devenue absurde, en revanche la sauvagerie humaine trouve dans la sauvagerie des événements naturels provoqués par le dérèglement climatique un sérieux compétiteur, dont la puissance nous rapetisse à l’état de petite chose misérable. Par exemple, ce en quoi les feux de forêt sont des mégafeux tient au fait qu’il est absolument impossible de les éteindre. Tandis qu’un feu « normal » représente environ 10000 kwatt par mètre, ce qu’un bombardier d’eau peu contenir, le mégafeu australien a atteint 80000. Il a dévasté 20 millions d’hectares et tué 1 milliard d’animaux. 27 personnes sont décédées, 20000 habitations détruites et 200000 personnes ont été déplacées. Quelles que soient la force de frappe et la sophistication du « complexe industriel du feu », le mégafeu ne meurt que de causes naturelles : pluie, chute du vent, absence de combustible.

Dans le scénario de la NASA, on voit les mégafeux diminuer au fur et à mesure qu’au cours des années, la forêt disparaît.

Dans le passé, wilderness et wildness, monde sauvage et sauvagerie, n’étaient pas séparés. Tout en craignant les grands animaux sauvages et la vastitude de la nature, les peuples, comme en témoignent de nombreux mythes, les respectaient. L’un n’allait pas sans l’autre. Les efforts rituels de domination de soi conformément aux habitudes culturelles en vigueur prenaient acte du risque de sauvagerie humaine et le tenaient en bride. On retrouve plus récemment cette forme d’autogouvernement des passions et des pulsions par l’intermédiaire d’une exposition de soi à la nature sauvage, au cœur de la morale naturaliste de nombreux penseurs américains, dont le grand penseur de la frontière américaine, Frederick Jackson Turner. Celui-ci avait perçu l’Ouest et les vastes étendues incultes comme des « terres d’opportunités », une réserve d’expériences en nombre infini, une vaste zone de liberté au contact de laquelle allait selon lui se forger le caractère américain et se développer les vertus nécessaires à l’épanouissement des mœurs démocratiques, dont le courage, l’indépendance, l’attention, l’observation : « cette renaissance continuelle, cette fluidité de la vie américaine, cette expansion vers l’Ouest et ses nouvelles opportunités, ce contact permanent avec la simplicité des sociétés primitives, tout cela a produit les forces qui dominent le caractère américain 5  ». Mais Turner percevait en même temps la puissance de la nature, son énergie incommensurable par rapport à l’existence humaine, ses irrépressibles dangers, dont celui de sombrer soi-même dans la sauvagerie, comme le tigre Shere Khan du Livre de la jungle de Kipling, qui n’obéit pas à la Loi de la jungle, étant dégénéré. L’environnement, faisait-il remarquer, est trop fort pour l’homme, il est indomptable et rétif. Afin de ne pas périr, il nous faut nous adapter.

Ce n’est ni par la conquête et la domination ni par la soumission et l’union intime que se réalise l’individu mais par le fait de prendre place dans la nature et de s’y tenir de la bonne manière.

Ralf Waldo Emerson, le premier grand philosophe américain, précise au sujet du farmer américain dont il dépeint le caractère, que ce dernier agit en présence de la nature, et non contre elle ou dans elle. S’il est son élève, il est aussi un créateur de paysage 6.

Vivre en présence de la nature n’est pas s’exposer à de graves dangers. C’est considérer leur possibilité et, par là même, considérer la nature, l’indépendance des phénomènes hors de nous, le monde qui nous précède et persistera quand nous n’y serons plus, les générations futures. C’est par exemple considérer qu’une trop grande promiscuité avec les animaux sauvages, qu’elle soit dictée par de l’empathie ou de la prédation, nous expose à des coronavirus capables de sauter la barrière d’espèce. C’est aussi éviter une situation absurde comme celle qui, sur la côte californienne par exemple, oppose les sauveurs de bébé lions de mer orphelins à des exterminateurs qui recourent à l’euthanasie pour « réguler la population » devenue du coup endémique 7.

À l’inverse, vivre en présence de la nature n’est pas non plus préserver le monde tel que nous postulons qu’il existe sans nous. Depuis qu’elles existent, les espèces humaines, à commencer par homo erectus qui savait conserver les flammes et les transporter partout où il allait, ont profondément transformé la nature. Elles ont ensuite pratiqué des brûlages dirigés, des feux d’entretien des forêts, des feux de surface, sachant, comme les Aborigènes d’Australie qui pratiquent le cleaning country depuis 60 000 ans, régler les flammes comme on ajuste celles de la gazinière en fonction des besoins : gérer le niveau de matière sèche afin d’éviter l’embrasement tout en laissant assez pour le compostage, semer la biodiversité là où c’est nécessaire, maintenir l’ouverture des paysages en recourant aux troupeaux ou aux cultures, repousser tels animaux et en attirer d’autres, ce que faisaient à l’égard des bisons les Amérindiens par des brûlages favorables à la pousse des herbages dont les grands ruminants étaient friands, etc.

Le sauvage n’est ni bon ni mauvais. Ni la sauvagerie ni le monde sauvage ne sont en soi utiles ou nuisibles, souhaitables ou condamnables, nécessaires ou optionnels. Ils sont, comme l’avaient postulé au sujet de l’homme les théories de l’état de nature et du contrat social, « par-delà le bien et le mal » écrivait Nietzsche. Mais leur dissociation est le problème de notre époque. C’est celui qui nous plonge dans l’enfer des feux de forêts, en même temps qu’il nous propulse dans une glissade continue vers des catastrophes naturelles de plus en plus graves, face auxquelles, en raison de l’anticipation d’une raréfaction des ressources, la sauvagerie déchaînée des grands destructeurs de la nature se double de celle des grands accaparateurs des biens communs de l’humanité et, plus largement, des vivants.

Joëlle Zask


  1. J’ai développé ces aspects dans mon essai Quand la forêt brûle, Ed. Premier Parallèle, 2019.

  2. Stephen J. Pyne, 2001, Fire: A Brief History, University of Washington Press.

  3. https://www.nytimes.com/2020/01/25/opinion/sunday/australia-fires-climate-change.html

  4. NASA, Fire Information for Resource Management System (FIRMS) (Atlas des feux de forêt actifs)

  5. Frederick Jackson Turner, « The Significance of the Frontier in American History, » in The Frontier in American History, [Disponible en ligne]

  6. Ralph Waldo Emerson, 1841, Self-Reliance, [Disponible en ligne]

  7. Alastair Bland, 2 avril 2015, “California Sea Lions Are Starving, But Do They Need Our Help?”, Smithsonianmag. [Disponible en ligne]

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